Deux machines mathématiques vénitiennes, disparues depuis le XVIIIe siècle, ont repris vie en 2021 à l’UBO grâce à une équipe de recherche mêlant histoire des sciences, mathématiques, latin et linguistique. Rencontre avec Frédérique Plantevin, maître de conférences en mathématiques, pour découvrir cette aventure scientifique et humaine.
Astronome, mathématicien, philosophe… Giovanni Poleni était un scientifique qui voulait marquer son temps. Reconnu par ses pairs et la société vénitienne du XVIIIe siècle, il reste encore connu de nos jours par les scientifiques pour ses nombreuses inventions. Le projet international et interdisciplinaire EUROPOLENI lui est consacré. Ce projet, porté par Marie-Thérèse Cam, professeure des universités en langue et littérature latine au Centre d’études des correspondances et des journaux intimes (CECJI), a pour objectif « la publication numérique des lettres et traités épistolaires de Giovanni Poleni et leur édition critique avec annotations et commentaires. ».
C’est son intérêt pour l’histoire des instruments mathématiques qui a conduit Frédérique Plantevin, maître de conférences au Laboratoire de mathématiques de Bretagne Atlantique (LMBA), à étudier le corpus de texte du projet EUROPOLENI. Elle y trouve la « lettre à Hermann », un traité épistolaire de 83 pages « J’ai commencé l’étude de cette énorme lettre en latin, qui a été imprimée et publiée à l'époque par Poleni. La première fois que je l'ai vue, c'était sous forme manuscrite, dans les brouillons de lettres de Poleni à Vérone. Et ça m'a vraiment touchée. Comme je m'intéressais depuis longtemps déjà aux instruments de mathématiques, je me suis dit : Voilà, j'ai envie de faire ça et je vais le faire. »
C’était en 2019. Au même moment, Pietro Milici, jeune chercheur en mathématiques et épistémologie, était post-doctorant à Brest dans le cadre du projet EUROPOLENI : « Il est spécialiste des machines mathématiques et géométriques, de leur étude à leur conception. On s'est donc retrouvé ensemble dans cette histoire qui avait l'air d'être faite pour nous, et ça nous a pris quand même trois ans »
Un travail d’équipe
L’objectif de Frédérique Plantevin et Pietro Milici était clair : reconstruire une machine mathématique fonctionnelle à partir des instructions originales de Poleni.
La première étape a donc été la traduction complète du livre en français : « on a travaillé avec un collègue latiniste qui enseigne au collège, David Loaec. Il a fait toute la traduction avec moi, mais ce n’était pas facile. Déjà, traduire le latin en français en général, ce n’est pas évident, mais en plus, à l'époque, on disait certaines choses d'une certaine manière, et c'est très différent de maintenant. »
Une fois la barrière de la langue tombée, les chercheurs ont pu se pencher sur l’étude et l’analyse du texte. Celui-ci est également accompagné de dessins et schémas des machines, qu’il a aussi fallu traduire en centimètres puisque les unités de mesures ne sont plus les mêmes aujourd’hui qu’à l’époque de Poleni.
Une fois le mode d’emploi reconstitué, l’équipe a produit une première version de la machine en format numérique. Celle-ci a été ensuite imprimée en 3D : « on a réalisé la première impression tout début 2021, c’était une version assez fragile. Mais on a pu l’utiliser pour la première fois. On était assez ému ».
Ce premier test concluant, a permis de valider les plans de la machine. Les chercheurs ont donc ensuite fait appel à Uri Tuchman, artiste et artisan berlinois qui a réalisé une machine fonctionnelle, en taille réelle en juillet 2021.
Un film de 28 minutes, réalisé par Frédérique Plantevin et Pietro Milici, tourné et monté par Erwan Le Morvan, ingénieur audiovisuel au service d'ingénierie et d'appui à la médiatisation pour l'enseignement (SIAME), retrace toute l’aventure de la reconstruction des machines géométriques de Poleni entre Brest et Padoue.
Une machine historique, fondamentale et éducative
Les machines de Poleni permettent de visualiser un concept géométrique déjà connu, mais non expliqué à l’époque de Poleni : si on tire un poids par un fil tendu le long d’une droite, la courbe obtenue est toujours la même pour une longueur de fil donnée.
« Le projet de Poleni, c'était de construire des machines qui établiraient sans conteste la nature géométrique, la vraie existence de cette famille de courbes. En fait, c'est exactement comme le compas qui caractérise le cercle : les machines de Poleni font la définition géométrique des courbes, l'une pour les logarithmiques et l'autre des tractrices. »
Le cœur de l’instrument est constitué d’une petite roulette métallique munie petites dents qui s’agrippent sur le papier. L’ensemble ne peut aller que dans une seule direction, c’est ce qui permet de tracer les courbes en fonction de la longueur définie sur le bras du guide et de les étudier.
Machines géométriques de Poleni, 2021
Au-delà de l’intérêt historique et fondamental de la reconstruction de la machine de Poleni, Frédérique Plantevin en fait aussi un objet pour l’enseignement des mathématiques. Membre de l’institut de recherche sur l’enseignement des mathématiques (IREM), elle travaille beaucoup avec des enseignants du secondaire et du primaire pour faire évoluer les pratiques, notamment par l’utilisation des instruments mathématiques.
« Les instruments permettent en quelque sorte de compenser un peu la grande abstraction des mathématiques. C’est ce qui fait aussi leurs grandes puissances : c’est parce que c'est abstrait que l’on peut les appliquer à plein de domaines. Mais par contre, pour bien les comprendre ou pour bien les enseigner, il faut pouvoir revenir au concret. Comprendre en utilisant ses sens aussi : l’observation, le toucher, les sensations. Par exemple, pour la machine de Poleni, on ne la guide pas mais il faut exercer une petite pression pour entraîner l’instrument. Quand on regarde la courbe se faire, on peut légitimement se demander si ce n’est pas l'opérateur qui guide avec son doigt pour tracer la courbe, mais en fait non, c’est la machine qui dirige et on ne peut se rendre compte de cela qu’en manipulant soi-même la machine. En un sens, c'est rassurant. Ça veut dire qu’il y a des choses qu'on est obligé de toucher, de manipuler pour les comprendre. »
Finalement, cette aventure est aussi un hommage à la figure de Poleni : « Poleni voulait laisser sa marque dans l’histoire des mathématiques. Il avait transmis les plans de sa machine à d’autres mathématiciens pour qu’ils l’étudient et donnent leur avis. Ils ont tous répondu en disant que sa machine était vraiment très bien, très précise et facile à utiliser. Il était rassuré. Alors je pense qu’il serait très content de voir que près de 300 ans après, on a remis sa machine en circulation. »
Les machines géométriques de Poleni sont entreposées au Cabinet de Curiosité de l’UBO avec de nombreux autres instruments et objets de collections scientifiques.