Vous connaissez sans doute cette histoire qui date de deux décennies à peine : j’imagine qu’ils étaient 3 ou 4, dans un café j’en suis sûr - car c’est dans les cafés que s’inventent les mondes nouveaux bien plus que dans nos réunions soporifiques - et puis la bière et l’amitié aidant ils ont commencé à rêver, ils se sont dit que par-delà leurs spécialités : physique, biologie, mathématique, droit, acoustique, géologie, sociologie, d’autres encore et même l’art, c’était l’objet de leur investigation et de leur passion, la mer, qui pouvait les rassembler. Et ils ont inventé l’Institut Universitaire Européen de la Mer qui aujourd’hui fait la renommée de l’UBO dans le monde entier. La mer les a inventés, mais ils ont aussi inventé la mer : c’est de la fusion d’un territoire et d’un rêve qu’est née cette évidence qui aujourd’hui fait de Brest la ville-mer par excellence.
C’est dans un café que j’ai rencontré des enfants de ce rêve, et la bière et l’amitié aidant je me suis dit qu’il était bon d’aller chercher ses modèles ailleurs. Ce qui naît aujourd’hui avec la Licence Arts provient de la même énergie : l’énergie d’une ville qui ne peut qu’inventer si elle veut subsister, et la primauté du rêve sur les frontières héritées. Vous le savez, nous ne voulons rien d’autre qu’abattre des barrières, non par goût de la démolition, mais parce qu’elles nous paralysent de leur évidence morne comme la Gorgone de ses têtes hideuses. La première de ces frontières, c’est celle qui cloisonne les disciplines, étrique le regard et réserve aux héritiers la possibilité d’une culture élargie. Pire encore, cette hyper-spécialisation est à l’encontre même de ce qui meut tout artiste véritable : la curiosité pour l’autre, le voisin, celui qui déconcerte autant qu’il nourrit ; ainsi le grand mouvement de la danse contemporaine doit autant aux arts plastiques ou au théâtre qu’à la danse classique. Et j’ai personnellement souffert d’un enseignement reçu puis prodigué, qui faisait, qui fait trop encore, de la littérature une technique de la langue plus qu’un combat avec le monde au même titre que tous les autres arts.
Dans ce domaine, c’est l’autre barrière que j’ai le plus intimement ressentie, jusque dans mes entrailles, celle qui scinde le dire et le faire, la théorie et la pratique. Je n’ai jamais appris à écrire, pour paraphraser Aragon, car dans des études littéraires on n’écrit pas, on ne fait pas de littérature, on commente celle des autres. Nous sommes trop souvent des spécialistes de maçonnerie qui n’ont jamais monté un mur. La glose peut être élégante, savante, époustouflante, mais avouez qu’elle a de quoi déconcerter le maçon. C’est l’autre pari, le pari majeur de cette Licence. Être capable de parler du bâtiment en étant passé par l’épreuve de sa construction. Sans forcément chercher à édifier des pyramides ou des Parthénon. Mais gageons que d’un côté le discours sur l’œuvre sera tout autre d’être informé par cette mise à l’épreuve, et que de l’autre le geste de la construction se nourrira du mouvement de la pensée.
Vous voyez que si nous entendons détruire des barrières, nous voulons aussi construire des édifices. Mais pour quoi faire ? Et ça mène à quoi tout ça ? « Et c’est quoi les débouchés ? ». Notre société a un rapport étrange à l’art, elle en veut bien en tant que vernis culturel, prestige symbolique ou ferment de distinction, mais elle a plus de mal avec sa dimension émancipatrice. C’est notre plus grand pari, le plus anachronique : considérer que l’étude des arts contribue, comme le disait Brecht, « au plus grand de tous les arts, qui est l’art de vivre ». Et que par conséquent nous ouvrons le plus large spectre des vies possibles. Sauf peut-être celle de milliardaire, mais être jeune c’est avoir d’autres rêves que ce triste slogan de politicien. Nous savons que dans trois ans nous sommes attendus au tournant : que va devenir cette promotion qui vit le temps fabuleux des commencements, à cet âge où tout est ouvert pour peu que la passion se joigne au labeur ? Nous vous donnons rendez-vous à ce moment-là, avec confiance si notre élan n’est pas entravé, avec confiance car cette formation singulière dans le paysage national suppose aussi une manière singulière d’enseigner, de chercher, d’accompagner les étudiants. Ce sont des humanités contemporaines que nous inventons, c’est-à-dire par l’art, par les arts, donner la possibilité à chaque étudiant, à chaque étudiante, de trouver en soi la part la plus humaine, la plus large, la plus créative. Et donc le chemin de sa liberté.
C’est un atelier, oui, que nous ouvrons, un atelier expérimental, et avant tout un atelier où nous-mêmes aurions aimé être étudiant.e.s. Et pour que les choses soient claires sur ce qui se prépare, je vous donne la suite de la citation de Francis Ponge, dont nous n’avons donné dans le carton d’invitation que le début. « La tâche de l’artiste est fort claire, dit-il : ouvrir un atelier et prendre le monde en réparation, par fragments, comme il lui vient ». Mais il ajoutait : « C'est au risque de crever la notion d'atelier, de la détruire en quelques façons, enfin d'en percer le mystère, que nous devons tenter de nous l'approprier aujourd'hui. »
Jean-Manuel Warnet