Colloque international à l'occasion du bicentenaire d'Ernest Renan à Tréguier

Du au
Tréguier
Sophie Guermès et Henri Le Bellec, colloque Bicentenaire Renan Breton de Tréguier, 30 juin 2023

Sophie Guermès, conférence "Histoire d'une demeurée. Anthropologie, théologie, mystique", 30 juin 2023 (président de séance: Henri Le Bellec). Colloque organisé à l'occasion du bicentenaire d'Ernest Renan, à Tréguier (Théâtre de l'Arche) : Renan, Breton de Tréguier, entre terre et mer (30 juin-1er juillet 2023).

PROGRAMME

Vendredi 30 juin

10h00 Accueil des participants

10h10 Sophie Guermès, Introduction au colloque

Présidence Henri Le Bellec (Comité Renan)

10h30-11h15 Jean Balcou (UBO-CECJI-Comité Renan) 1802. Un concert pour un embryon ou la mort de Victor Hugo célébrée par Renan (lu par Jean Glasser)

Discussion

11h30-12h15 Sophie Guermès (UBO-CECJI-Comité Renan) Histoire d’une demeurée. Anthropologie, théologie, mystique

Discussion

Déjeuner

Présidence Yves Revault d’Allonnes (Comité Renan)

14h30-15h15 Henri Le Bellec (Comité Renan) Renan et le tropisme de la mer

Discussion

15h30-16h15 Sophie Gondolle (UBO-CECJI) Contes et légendes de Bretagne

Discussion et pause    

Présidence Jean Glasser (Comité Renan)

16h30-17h00 Camille Raguenes (UBO-CECJI) Henriette Renan, éducatrice bretonne

Discussion

17h15-18h00 Sandrine Montreer (Comité Renan) De la maison natale au musée

18h30 Lecture de textes par Paul Barge

Samedi 1er juillet

Présidence Domenico Paone (Item-Cnrs)

10h00-11h00

André Stanguennec (Université de Nantes) Les apports de Victor Cousin et de Hegel dans la culture philosophique de Renan

Discussion

Présidence Brigitte Krulic (Université Paris-Ouest Nanterre)

11h15-12h00 Maya Boutaghou (University of Virginia) Questions et méthodes appliquées à Ernest Renan : Qu’est-ce qu’une nation ? (1882). De l’empire à la nation.

Discussion

12h15-13h00 Carole Reynaud-Paligot (Universités de Bourgogne et Panthéon-Sorbonne) Renan entre race et nation

Discussion

Déjeuner

Présidence : Valentino Petrucci (Università degli studi del Molise)

15h00-15h45 Émilie Piton-Foucault (Université Rennes II) Le « cas » Renan vu par Paul Bourget

Discussion

16h00-16h45 Domenico Paone (ITEM-CNRS) Entretien avec Sophie Guermès à propos de La fabrique des Sémites (Presses universitaires de France, 2023)

16h45-17h30 Tomasz Szymański (Université de Wrocław) Ernest Renan, Joachim de Flore (lu par Sophie Guermès)

Discussion et clôture du colloque

Spectacle théâtral : Création de la pièce « Fratrem Ernestam secuta » par la troupe Cheap Cie

 

Avec le soutien de la DRAC Bretagne (Ministère de la Culture), de la Région Bretagne, du Conseil départemental des Côtes d'Armor, de la Communauté d'agglomération Lannion-Trégor, de la Ville de Tréguier, du Comité Renan et du CECJI (UBO). 

Le bicentenaire d'Ernest Renan est inscrit aux Commémorations 2023 (France Mémoire).

 

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Comité d’honneur

Jean Balcou

Comité scientifique

Jean Balcou (UBO-CECJI)

Sophie Guermès (UBO-CECJI)

Brigitte Krulic (U. Paris Nanterre)

Valentino Petrucci (U. Molise)

Comité d’organisation

Comité Renan

Certains textes sont publiés ci-dessous en accès libre, en complément du volume Ernest Renan. Une pensée complexe (à paraître aux éditions Peter Lang en 2024).

Allocution de Thomas Odinot, sous-préfet de Lannion, à l’occasion du bicentenaire de la naissance d’Ernest Renan

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Mardi 28 février 2023, Tréguier

Monsieur le maire,

 

Madame la présidente du centre des monuments nationaux,

 

Madame la directrice régionale des affaires culturelles,

 

Madame la présidente du comité Ernest Renan,

Mesdames et Messieurs,

 

 

Nous sommes particulièrement heureux d’avoir l’honneur de représenter l’État à cette célébration du bicentenaire de la naissance de celui qui fut un maître, un inspirateur un éclaireur. Il le fut, bien sûr pour sa ville de naissance qu’est Tréguier et au-delà pour l’ensemble de notre pays ;bien sûr pour sa génération, et au-delà pour tout un siècle.

 

Relevons d’emblée que l’invitation que vous nous avez faite à tous aujourd’hui s’inscrit fidèlement dans la continuité d’une histoire commémorative riche et éminente. Vous nous donnez ainsi la chance de revivre, les hommages et bilans établis en 1892 par la génération qui lui a succédé, les affrontements fiévreux et batailleurs de 1903 entre laïcs et cléricaux ici-même, la célébration du centenaire de 1923 en grande pompe sorbonnarde et académique, les nombreux colloques universitaires de 1992.

 

Cette journée de 2023 témoigne de la persistance dans notre pays de l’attachement à ce penseur. Elle atteste aussi du dynamisme du comité Renan et de sa présidente dont je tiens à saluer l’action pour étudier, faire connaître et promouvoir le leg de Renan. Je remercie aussi l’engagement personnel du maire de Tréguier au cœur duquel je sais que la figure d’Ernest Renan tient particulièrement, et pas uniquement par tropisme professionnel mais, plus profondément, je l’ai bien senti dans nos discussions, par attachement moral et intellectuel. Nous avons visité ce matin la maison de l’homme illustre et je souhaite aussi rappeler que son soutien par le centre des monuments nationaux témoigne du soutien particulier de l’État au maintien des traces visibles de la vie d’Ernest Renan ; au-delà des signes matériels, cette action manifeste une reconnaissance de l’importance de son œuvre dans l’histoire intellectuelle de notre pays.

 

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Pour le sous-préfet qui a suivi depuis plus d’un siècle l’organisation de ces commémorations, je dois dire que la commémoration de 2023 peut paraître d’approche plus facile que n’a été celle de 1903. A en juger d’après le silence que l’on entend dans la rue, on peut raisonnablement estimer que du point de vue du maintien de l’ordre c’est un succès – et cette fois sans mobiliser la troupe !

 

Mais de quoi ce silence à un siècle d’intervalle est-il le signe ? On pourrait croire que certaines questions rennaniennes n’intéressent plus aujourd’hui. Vraiment ? La laïcité, les libertés publiques, la question nationale, la représentation politique, l’histoire, autrefois véritables passions françaises aujourd’hui seraint des sujets qui n’intéressent plus ?

 

Il est de bon ton pour évoquer Renan, encore récemment dans le journal de référence, de commencer par constater que celui-ci n’est plus à la mode. Il serait prisonnier de son temps et n’aurait rien à nous dire à nous autres post-modernes.

 

Serions-nous vraiment tous ici présents au chevet d’une figure démodée ?  Lire et dire Renan aujourd’hui, est-ce se livrer à un combat d’arrière-garde perdu d’avance ?

 

Il y a deux choses à répondre à cela.

 

La première c’est Renan lui-même qui nous la dicte lui-même au dernier mot de sa conférence du 11 mars 1882 : « Le moyen d'avoir raison dans l'avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé. » Commençons donc par nous réjouir de prendre part, parfois, à des combats que certains pourraient qualifier d’arrière-garde : ce sont ces engagements de haute valeur et mené par les troupes au meilleur moral qui permettent sur le champ de bataille de contenir l’ennemi le temps nécessaire pour que le groupe se mette en sécurité. Et puis nous pourrions philosopher : y a-t-il plus avant-gardiste que de penser le combat d’arrière-garde, ce combat qui allie au panache l’humilité et qui retire au sacrifice l’éclat de l’orgueil ?

 

Mais nous n’avons pas à nous résigner à être démodés car la deuxième réponse à faire au silence de la rue c’est bien sûr que Renan est tout sauf démodé.

 

Démodé sur le recrutement des cadres de la haute fonction publique par les compétences et à l’heure de la suppression du classement de sortie de l’ENA, lui qui nous dit :« le système des examens et des concours est un produit de sénilité générale et incurable » ?

 

Démodé sur la décentralisation, lui qui nous rappelle « qu’il n y a pas d exemple dans l'histoire d'un État unitaire et centralisé décrétant son morcellement. La formation d’une confédération est l'indice d'un empire qui s'effondre » ?

 

Démodé sur la guerre, à l’heure où l’Europe renoue à ses portes avec un conflit de très haute intensité dont les morts se comptent par centaines de milliers ? A l’heure où nous prenons collectivement conscience de la nécessité de renforcer de manière urgente notre outil militaire ? Le regard de Renan nous éclaire particulièrement sur ce sujet. Partisan d’un réarmement du pays et d’un certain esprit de discipline après la défaite de 1870, il nous dit plusieurs choses de la guerre.

 

D’une part, « La guerre est une des conditions du progrès, le coup de fouet qui empêche un pays de s'endormir, en forçant la médiocrité satisfaite d'elle-même à sortir de son apathie. » Comment ne pas ici penser au peuple Ukrainien pour qui cette guerre manifesta au monde entier un admirable sursaut ?

 

D’autre part, le théoricien nous prévient : « L’histoire aura son cours, les vainqueurs d’aujourd’hui seront les vaincus de demain. Que ce soit là une vérité triste ou gaie, n’importe ; c’est une vérité qui sera vraie dans tous les temps. Voilà pourquoi le souhait du philosophe doit être qu’il y ait le moins possible de vainqueurs et de vaincus ». De la bataille d’Iena à la clairière de Rethondes de 1940 en passant par Sedan et le Traité de Versailles, la France et l’Allemagne connaissent très bien le cycle infernal de l’humiliation et de la revanche. Derrière le fatalisme de ces propos, il y a en réalité un certain pragmatisme qui peut servir de guide à la résolution de tout conflit comme celui qui nous préoccupe aujourd’hui : une paix durable, juste et sincère ne peut être bâtie que sur des bases acceptables et consenties par chacun.

 

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Loin d’être démodé, notre auteur est incisif, direct et surplombant. Parce qu’il manifeste une liberté de pensée et d’expression qui nous paraît irréelle à notre époque d’immédiateté, ce qui est sûr c’est qu’il ne peut laisser indifférent.

 

Une liberté que l’on constate d’abord dans l’histoire personnelle de  Renan. Derrière l’écrivain transparaît la figure de l’intellectuel incarnant selon les mots d’André Malraux à l’endroit de Renan, « la tradition de haute culture française ». En cela Taine le décrivait comme « très ardent, très convaincu, très dévoué à ses idées, immensément savant, très riche en idées générales, ayant avec cela la finesse d’un artiste et d’un homme du monde ». Puissions-nous compter de nouveau en France des intellectuels de cette mesure !

 

L’homme transparaît aussi particulièrement dans ses affects ; par exemple dans le sentiment de profonde déception qu’il a ressenti à l’égard de l’Allemagne avec la guerre de 1870. C’est pour lui une blessure personnelle car, comme il le dit, « L’Allemagne avait été ma maîtresse ; j’avais conscience de lui devoir ce qu’il y avait de meilleur en moi. Qu’on juge de ce que j’ai souffert, quand j’ai vu la nation qui m’avait enseigné l’idéalisme railler tout idéal, quand la patrie de Kant, de Fichte, de Herder, de Goethe s’est mise à suivre uniquement les visées d’un patriotisme exclusif ». Toute proportion gardée car nous n’avons pas été nous même attaqué comme en 1870, comment à la lecture de ces lignes n’éprouverions-nous pas la même déception depuis que la Russie a attaqué l’Ukraine, nous Français, qui étions à l’école ardente et profonde de Pouchkine, Dostoïevski et Tolstoï ?

 

Sur le plan des idées, Renan est presque inclassable. Ce n’est ni un visionnaire, ni un doctrinaire, ni un prophète. Reconnaissons-le : il s’est trompé dans de nombreux pronostics politiques et certaines de ses conclusions sont en effet datées. Mais n’est-ce pas une lapalissade que de se borner de constater à propos d’un auteur que sa pensée est marquée par son temps ?

 

Dans ses jugements politiques sur son temps, Renan me paraît être un pragmatique. Il n’était pas républicain ; il n’était pas démocrate. Il a néanmoins opéré un revirement tardif et raisonné, mais convaincu et définitif au régime républicain modéré dans notre pays.

 

Dans le champ des idées, on peut situer Renan à la fois au centre par son parti pris libéral et son attachement à l’ordre, mais aussi aux extrêmes par son admiration pour la part d’idéalisme tant du légitimisme que du républicanisme. C’est l’homme des grandes synthèses, du dialogue du passé et de l’avenir, de la fertilisation mutuelle des sciences et des Lettres, de la complémentarité de la province et de Paris. Sur ce point qui peut rappeler des facultés actuelles à allier en même temps différentes tendances, on pourrait ajouter que les critiques à l’encontre de l’esprit de synthèse sont ignorantes de l’élément essentiel de toute action politique. La conduite des peuples nécessite à la fois de définir une direction et de laisser les hommes libres d’y concourir. Gouverner c’est garantir l’unité d’une nation complexe en poursuivant un but commun ; c’est prendre en compte chaque partie pour que, à travers l’harmonie de chaque instrument, puisse émerger l’œuvre. En cela Renan avait une vision politique du monde.

 

Sa pensée complexe en fait un des intellectuels de notre histoire moderne européenne qui s’est le mieux incarné dans la République sur le plan de ses institutions sociales. C’est peut-être un des penseurs qui a le plus contribué sur le plan intellectuel à la République forte et modérée que nous avons connu à partir de 1870. Une République qui constitue encore aujourd’hui notre modèle et qui a su assurer le redressement de notre pays et le succès de ses armes dans la grande épreuve de 14-18.

 

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Pour terminer, je citerai trois sujets pour lesquels il me semble que Renan a quelque chose à nous dire tout particulièrement aujourd’hui.

 

 

 

Premièrement, l’importance de l’histoire de France.

 

« L’erreur la plus fâcheuse est de croire qu’on sert sa patrie en calomniant ceux qui l’ont fondée. Tous les siècles d’une nation sont les feuillets d’un même livre. Les vrais hommes de progrès sont ceux qui ont pour point de départ un respect profond du passé. Tout ce que nous faisons, tout ce que nous sommes, est l’aboutissement d’un travail séculaire »

 

En cela, paradoxalement, Renan avait une certaine méfiance pour les historiens : « L'oubli, et je dirai même l'erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d'une nation, et c'est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. L'investigation historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont passés à l'origine de toutes les formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été le plus bienfaisantes. »

 

Il faut sans doute savoir distinguer science et politique. Et en tant qu’entité politique, tâchons de nous connaître au mieux sans toutefois aller jusqu’à perdre les raisons de nous aimer nous-mêmes.

 

Deuxièmement, l’importance de la vérité.

 

En cela j’espère rassurer les chercheurs et universaires présents parmi nous. Veritatem delixi, « j'ai aimé la vérité » est-il inscrit sur la tombe d’Ernest Renan au cimetière de Montmartre.

 

Toute sa vie, l’écrivain n’a cessé d’appeler à l’épanouissement des sciences, à la consolidation de l’Université et à la liberté dans la recherche et la construction du savoir. Dans nos écoles, dans nos revues et dans nos débats, il est aujourd’hui plus que jamais nécessaire de soutenir l’esprit scientifique. Si nous voulons continuer de progresser collectivement, la science doit rester au cœur de notre pacte social.

 

Troisièmement, l’importance d’une définition politique de la nation.

 

Dans l’Orient compliqué de la question moderne des nationalités, Renan a réussi à faire émerger des idées simples.

 

Certaines données objectives permettent sans doute de caractériser une nation. Mais l’idée de nation n’est pas réductible à ces données que constituent le territoire, l’ethnie, la langue, la religion, la culture, l’État.

 

La conception française dite volontariste de la nation qu’a dégagé Renan comme héritage et désir de vivre ensemble plutôt que comme une identité reçue de l’extérieur est, n’ayons pas peur des mots, une des principales manifestations de la liberté humaine dans le champ de la théorie politique. La nation est une « grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore ». A l’inverse, si l’on définit la nation par la race écrit-il, « on va aux guerres d’extermination parce qu’on abandonne le principe de libre adhésion ». Une telle clairvoyance en 1882, à l’aube du XXe siècle, interroge sur le retour de nos jours du concept d’assignation raciale.

 

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Dans ce cadre national, qui reste la forme politique la plus valable parmi nous, en lien avec nos partenaires européens, quelles actions collectives avons-nous à mener ensemble aujourd’hui ?

 

Face aux défis stratégiques, environnementaux, sociaux, éthiques qui se présentent à nous, sur quelles bases nous appuyer ? La conscience de nos réussites collectives passées qui font la spécificité – et Renan dirait - la personnalité de notre pays doit nous aider.

 

« Beaucoup de pays ont pu être faibles et corrompus impunément. C’est certainement un des signes de grandeur de la France que cela ne lui ait pas été permis. (…) Il y a une justice pour elle ; il ne lui est pas loisible de s’abandonner, de négliger sa vocation ; (...). Un pays qui a joué un rôle de premier ordre n’a pas le droit de se réduire au matérialisme bourgeois qui ne demande qu’à jouir tranquillement de ses richesses acquises. N’est pas médiocre qui veut. »

 

Lire Renan aujourd’hui est donc une invitation politique à nous débarrasser de nos torpeurs.

Retrouvons collectivement avec lui le goût de la gloire, de la force et de l’éclat.

 

Retrouvons le goût de la gloire ; la gloire qui pousse chacun à dépasser son destin individuel pour le service de tous.

 

Retrouvons le goût de la force : la force de défendre notre bien commun, d’en garantir la sécurité et la pérennité.

 

Retrouvons le goût de l’éclat : éclat de nos inventions scientifiques, de nos lettres et de nos arts.

 

Vive Renan, Vive la République et vive la France.

 

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Henriette Renan, éducatrice bretonne

 

 

 

« Fratem Ernestum Secuta »|LS|1|RS|. En effet, à chacun de ses pas, Henriette a accompagné son frère Ernest, l’a soutenu dans ses travaux et ses épreuves, permis, par ses conseils et sa bienveillance, l’élévation d’un géant. Henriette et Ernest, dont les vies peuvent se confondre, peuvent être vus comme deux être indissociables, d’autant plus qu’il faut accéder aux textes du frère pour découvrir la sœur. Pourtant aujourd’hui, n’en déplaise à Henriette Renan qui s’est toujours efforcée de demeurer une figure de l’ombre, je souhaiterais la faire sortir de l’oubli dans lequel les jeunes générations l’ont quelque peu cantonnée. A l’heure où le terme de « pionnière » nous semble de plus en plus galvaudé, il m’apparaît important d’apporter ma modeste contribution à la redécouverte de la vie et l’œuvre d’une consoeur d’un temps pas si révolu, qui a contribué à l’émancipation des femmes, par son action éducative.

Native de Tréguier, Henriette Renan, après avoir exercé un temps comme institutrice, devient préceptrice à l’étranger, en Pologne, pendant une dizaine d’années auprès des enfants d’un comte polonais. De retour en France, elle participe à des revues éducatives et accompagne son frère, l’écrivain Ernest Renan, dans sa mission archéologique au Liban et en Syrie où elle meurt d’une crise de paludisme. Ernest Renan, à travers l’essai Ma soeur Henriette, publié en 1862, relate la vie de celle, décédée un an plus tôt, qui fut non seulement sa secrétaire, mais aussi sa conseillère et confidente. Ernest Renan a aussi rendu publiques les lettres qu’ils se sont échangées, entre 1838 et 1850, qui intègrent également ce corpus. J’ai également pu consulter la correspondance d’Henriette Renan à sa mère Manon Renan, établie par Maurice Gasnier, grâce à l’aimable autorisation du CECJI.

 

Henriette Renan voit le jour à Tréguier le 22 juillet 1811, dans une famille de la petite bourgeoisie. Seule fille de Manon et Philibert Renan, capitaine de pêche, elle occupe la place difficile de l’enfant du milieu (cadette d’Alain et aînée d’Ernest), mais les épreuves vécues par le clan Renan vont peu à peu l’amener à occuper le devant de la scène, jusqu’à son décès en 1861. Henriette reçoit les enseignements de quelques religieuses bretonnes et développe de grandes capacités intellectuelles

 

Jean Balcou, dans la biographie qu’il consacre à Ernest Renan, nous dresse le portrait de la jeune Henriette : 

 

C’était surtout Henriette qui attirait l’attention, car tout le monde voyait bien cette jeune fille, qui aurait bientôt vingt ans, était une jeune fille d’exception. D’elle émanait une suave mélancolie. Et pourtant on ne voyait d’abord que cette tache de vin sur son visage à laquelle on avait du mal à s’habituer. Les épreuves l’avaient vieillie avant l’heure, et elle vieillira avant l’heure. On se demande si elle fut jamais jeune. Excessivement sérieuse, elle ne savait pas sourire, ne supportait pas la moindre distraction |LS|...|RS| Et quelle distinction dans cet art de s’effacer, de ne pas se mettre en avant ! La vieille ursuline qui l’avait un peu formée en était émerveillée.|LS|2|RS|

 

Au moment du décès de leur père en 1828, Henriette choisit naturellement de mettre sa vie entre parenthèses, autant par nécessité financière que sens du sacrifice, alors que l’aîné, Alain, poursuit un apprentissage dans une société bancaire et que le cadet, Ernest, n’est âgé que de cinq ans. Jean Balcou évoque ce moment déterminant dans la vie d’Henriette :

 

Ce suicide du père fut un traumatisme pour toute la famille |LS|...|RS| C’est surtout chez Henriette, qui a dix-sept ans en ce mois de juillet 1828, que le choc est plus violemment ressenti. Car elle sait que ses frêles épaules devront supporter et que tout, jusqu’à l’impossible, repose sur elle.|LS|3|RS|

 

            La piété d’Henriette l’a souvent conduite à s’interroger sur une destinée de religieuse, dans la mesure où elle a évolué, dès son plus jeune âge, dans un environnement profondément chrétien, comme le constate également Charles Le Goffic, dans le chapître qu’il consacre à Henriette Renan, dans son essai L’âme bretonne :

 

Son enfance fut celle des jeunes filles de la bourgeoisie trégorroise. Elle grandit dans la foi des vieux âges. Une atmosphère de piété, plus pénétrante et plus vive qu’en aucun lieu du monde, baigne cette trêve du pays breton |LS|...|RS|. Encore maintenant, dépossédé de la mitre et de la crosse que lui avait léguées son grand apôtre Tugdual, Tréguier est toujours la ville sainte de Bretagne. |LS|...|RS| La cathédrale, merveille de pur gothique, au cœur de la cité, semble absorber sa vie, la concentrer toute en elle. Seule, dans la langueur générale, elle garde une vertu agissante, sa mystérieuse énergie d’autrefois. Elle est restée un foyer d’âmes. |LS|4|RS|

 

Faute de dot, Henriette renonce au couvent et doit opter pour une autre vie. Dès lors, sa ferveur chrétienne suscite en elle une autre forme de vocation, comme le conçoit Charles Le Goffic: 

 

L’éducation d’un frère, plus jeune qu’elle de douze années, en l’arrachant une première fois à son penchant, fut pour elle comme une fraîche maternité. Ce besoin de tendresse et de sacrifice, cette sensibilité qui ne trouvait point à s’employer, elle les reporta sur le petit Ernest, se donna toute à son rôle d’éducatrice.|LS|5|RS|

 

En référence au précepteur de Télémaque, Henriette se considère elle-même comme le Mentor d’Ernest, comme elle le lui déclare, par lettre, le 17 août 1841 : « En Mentor sage je dois cependant encore te signaler et surtout te conjurer de craindre cet enthousiasme qui fait la beauté réelle des jeunes années et qui sera chez toi d’autant plus vif que tes sentiments sont plus élevés. Hélas, mon ami ! L’expérience de la vie est une liqueur amère qui empoisonne tout. »|LS|6|RS|

Henriette Renan est devenue par les épreuves une mère de substitution pour Ernest, de douze ans son cadet, et elle a dû assumer la charge financière et morale de la famille.  La jeune fille de dix-sept ans, dans une société à l’aube de la modernité où la femme est alors considérée comme inférieure à l’homme, a repris la place de chef de famille laissée vacante. C’est donc tout naturellement qu’elle choisit l’établissement dans lequel Ernest Renan peut s’inscrire afin qu’il poursuive la meilleure scolarité possible. 

Néanmoins, Henriette ne se contente pas de régler les frais de scolarité de son frère. Mère éducatrice, elle ponctue les longues lettres qu’elle expédie de Pologne à son jeune frère Ernest de nombreux conseils pédagogiques. Jean Balcou l’observe lui-même : « La personne qui se charge de creuser toutes ces failles dans la vocation programmée d’Ernest n’est autre que sa sœur Henriette. Elle le fait de l’extérieur, de Paris où elle a émigré, de son point de vue d’institutrice libératrice. »|LS|7|RS|

 

Henriette mène ce que Victor Giraud nomme « une action secrète et profonde qu’elle exerce sur Ernest. »|LS|8|RS| Elle le déconseille même d’entamer une carrière dans l’enseignement privé et l’oriente vers une carrière universitaire. Elle lui suggère aussi de développer son intérêt pour la culture et la philosophie allemande, comme le constate Jean Balcou, toujours dans la biographie qu’il consacre à Ernest Renan : 

 

Dans sa correspondance du moment une figure s’impose de plus en plus, celle de l’Allemagne. Entretenue par Henriette qui voit dans l’Allemagne une solution de refuge et qui l’encourage en ce sens, elle prend alors chez Renan une dimension quasi mythique. Si l’été 1844 fut la saison de l’hébreu l’été 1845 est la saison de l’allemand. Il se perfectionne dans le manuel de Noël et Stoeber, il s’enivre de Madame de Staël, il apprend des vers de Goethe par cœur.|LS|9|RS|

 

Henriette incite aussi son frère à entrer en contact avec son amie Sophie Ulliac-Trémadeure, femme de lettres et éducatrice française, qui peut lui apparaître comme une personne-ressource, au cours de sa formation. Mais les conseils à cette progéniture adoptive peuvent également se faire d’ordre plus usuel. La « sœur-mère » d’Ernest, de la lointaine Pologne où elle exerce en tant que préceptrice, conjure son frère de gérer raisonnablement son budget.

Afin d’assainir les finances de la famille Renan, de subvenir aux besoins de sa mère, d’assurer un avenir à son frère cadet et par la suite d’éponger les dettes de son frère Alain, Henriette recherche un emploi, qui correspond à ses compétences éducatives acquises dans les épreuves. Tout d’abord, elle tente d’ouvrir une école dans une pièce de la maison dans laquelle elle a grandi à Tréguier mais elle essuie un échec. Elle se résigne alors, en 1835, à se rendre à la capitale pour y exercer comme sous-maîtresse dans une institution parisienne. Charles Le Goffic raconte :

 

Henriette prit conscience d’une tâche plus haute, d’un devoir plus âpre et plus difficile à remplir. Elle renonça d’elle-même au cloître, à la douceur du repliement solitaire. Il n’y eut point là détachement |LS|...|RS| mais au contraire une forme plus parfaite de sa soumission au divin. L’épreuve fut la première clarté de cette âme. Elle se trouva debout au premier coup, et sans défense, ignorante de la vie, ayant sommeillé jusqu’à vingt-quatre ans dans le rêve mystique des femmes de sa race, elle se jeta délibérément dans le siècle, sollicita un poste d’institutrice et vint à Paris.|LS|10|RS|

 

Avant d’occuper son premier emploi de sous-maîtresse, Henriette poursuit ses études dans un pensionnat à Paris. Elle se montre nettement déçue par ces expériences, comme elle le raconte à sa mère Manon Renan, dans une lettre qu’elle lui adresse le 25 septembre 1836 : « Notre rentrée a lieu le 1er octobre et nous avons encore pour ce jour quelques nouvelles élèves inscrites ; néanmoins, ma bonne mère, je ne me livre pas trop fortement à l’espérance de voir s’augmenter cette maison. Plus je vais, plus je trouve d’obstacles dans l’infériorité de Mme Béguy |LS|la directrice|RS|, qui, avec toute la bonté possible, n’a aucune des qualités nécessaires pour inspirer de la confiance. »|LS|11|RS|

 

Henriette, dépitée par l’enseignement public, semble affaiblie par cet épisode.  Afin d’expliquer le drame intérieur vécu par la jeune Bretonne, Charles Le Goffic, dans l’essai intitulé Henriette Bretonne, une déracinée, rapporte les travaux de l’écrivain Jean Lemoine, consacrés aux conséquences du déracinement : 

 

Monsieur Jean Lemoine, raconte qu’à l’établissement des Sœurs de la Croix, à Paris, rue de Vaugirard, qui place chaque année six mille domestiques, dont la moitié sont Bretonnes, la plupart de ces malheureuses filles |LS|...|RS| reviennent au parloir pleurer des heures entières et demander avec instance qu’on leur donne les moyens de reprendre le chemin du pays. Il se passa chez Henriette Renan quelque chose de semblable, sinon de plus douloureux encore.|LS|12|RS|

 

De son côté, Ernest Renan s’emporte contre l’ampleur écrasante de la tâche de la maîtresse d’école qui a ébranlé sa sœur : « La carrière de l’éducation est si ingrate pour les femmes, qu’au bout de cinq années passées à Paris, après plusieurs maladies contractées par l’excès du travail, ma sœur était encore loin de suffire aux charges qu’elle s’était imposées. »|LS|13|RS|Dès lors, il ne fait plus de doute que Henriette Renan doit renoncer à enseigner en tant qu’institutrice. Elle se tourne à présent vers le préceptorat.

 

Le choix de cette seconde voie peut aussi apparaître comme purement financier. La rente annuelle perçue permet à la famille Renan d’assainir ses finances et de lever les diverses hypothèques sur la maison familiale de Tréguier, en avril 1844. Henriette bénéficie chaque année de trois mille francs de rémunération|LS|14|RS|, ce qui apparaît comme un salaire plutôt conséquent. En effet, à la même époque, seule l’institutrice des enfants du prince de Metternich en perçoit un semblable.

                  Selon le contrat signé le 11 janvier 1841 avec le banquier du Comte|LS|15|RS|, Henriette Renan doit maîtriser les connaissances suivantes afin de les transmettre aux trois petites comtesses : « toutes les branches de l’instruction excepté les arts d’agrément et les langues étrangères. »Cela montre l’étendue du savoir d’Henriette, titulaire d’un brevet de capacité pour l’instruction primaire, décerné à Lannion en 1835.

            L’intéressante rétribution compense les conditions de vie austères d’une préceptrice à l’étranger.  Henriette vit une douloureuse séparation avec sa famille et plus particulièrement son frère. Ses déplacements réguliers, aux côtés des Zamoyski, entre la Pologne et l’Autriche où le comte entretient une intense vie mondaine, n’améliorent pas la régularité des échanges postaux avec les Renan. 

 

Ernest Renan, le 23 mars 1842, dans une lettre qu’il destine à sa soeur, avoue souffrir lui aussi des milliers de kilomètres qui les séparent : 

 

Encore un éloignement, ma chère Henriette. Vienne était encore trop rapproché de nous ; il fallait que l’Europe entière nous séparât. Pour le coup, j’espère que c’est fini, et que tu vas t’arrêter au moins en Pologne. Il ne fallait rien moins que la Russie pour me rassurer et mettre des bornes à tes voyages. Mon imagination s’effraie quand je songe aux espaces immenses qui nous séparent.|LS|16|RS|

 

Henriette, bretonne intransplantable,|LS|17|RS| subit en Pologne les affres de l’exil. Elle endure la rigueur du climat polonais, qui lui provoque de sérieux soucis de santé et un sentiment profond de solitude. Elle l’exprime elle-même à sa mère, par lettre, le 28 mars 1845 : 

 

Après plusieurs incertitudes nous avons passé tout l’hiver au milieu de ces forêts et quel hiver, grand Dieu ! quoique le temps s’adoucisse un peu, tout est encore couvert de neige ; j’ai les yeux bien fatigués de cette éternelle blancheur. |LS|...|RS| mais tout cela n’est rien si on le compare à ce qui se passe dans cette solitude élevée.|LS|18|RS|

 

De son côté, Ernest écrit à Henriette, le 7 septembre 1846, pour lui déconseiller de prolonger son séjour en Pologne : 

 

Se pourrait-il, chère amie, que nous eussions cédé trop facilement aux raisons que nous alléguait ton courage pour prolonger ton exil ? Je n’ai pas besoin de te répéter ce dont je t’ai si instamment supplié, de mettre avant (tout) la conservation de ta santé, et de ne reculer sur ce point devant aucun sacrifice.|LS|19|RS|

 

Henriette Renan possède un fort tempérament et il est difficile pour elle d’exécuter sans sourciller la moindre consigne ou encore les « caprices »|LS|20|RS|  du comte Zamoyski, selon le terme utilisé par Ernest Renan, dans une lettre datée du 22 mars 1846. Le statut d’Henriette est celui d’une domestique et elle doit obéir aux ordres de ses employeurs. Ayant la charge de trois fillettes, elle doit accepter une nouvelle fois et de manière peut-être encore plus brutale, de laisser sa vie passer au second plan.

La Trécoroise semble réduite au silence avec le comte Zamoyski. Nous pouvons imaginer combien cela a dû lui apparaître difficile de se voir muselée, elle qui bénéficiait de l’autorité et de la place d’un homme dans sa famille. Dans l’essai L’Âme bretonne, Charles Le Goffic considère même que Henriette effectue un véritable « servage pédagogique »|LS|21|RS|, dans la mesure où sa mission d’éducation provoque une privation de sa liberté. 

Lorsqu’elle n’enseigne ou ne prépare aucune activité d’instruction, Henriette évolue dans une certaine torpeur, en proie à une profonde apathie. Elle ne vit plus qu’au contact des fillettes. À sa mère Manon Renan, Henriette explique le 22 mars 1841 : « Quoique mes leçons et ma surveillance sur mes jeunes comtesses soient continuelles depuis 8 heures du matin jusqu’à 10 heures du soir, je ne puis être fatiguée de cette continuité tant il me semble léger de n’être chargée que de 3 élèves après avoir été responsable des progrès de 60. »|LS|22|RS|

 

Pour Henriette Renan, l’étude se présente comme une consolation. C’est sa seule manière de garder un souffle de vie. Elle passe ainsi des heures à la bibliothèque, telle une recluse, à préparer ses leçons. Eva Stankovitch, qui a consacré sa thèse à la carrière et l’œuvre d’Henriette Renan, a ainsi découvert, au cours de ses recherches, un manuscrit inédit comportant dix-huit leçons de géographie, rédigées en vue d’enseigner cette matière aux jeunes Polonaises.

D’autre part, Ernest le rappelle lui-même : « Elle tenait de notre père une disposition mélancolique, qui lui laissait peu de goût pour les distractions vulgaires, et lui inspirait même une certaine disposition à fuir le monde et ses plaisirs. » |LS|23|RS|Prédisposée à ce sentiment d’ennui et de neurasthénie, Henriette se retrouve face à elle-même. Alors elle travaille, elle écrit, sans relâche, et peaufine son style littéraire. Elle génère de nouvelles idées qu’elle met au service dErnest, à son retour en France. Henriette mûrit, se discipline, s’endurcit.

Enfermée dans une solitude et une mélancolie qu’elle recherche autant qu’elle les fuit, Henriette Renan, sensible, ressent cependant un profond besoin de tendresse. Loin de son frère cadet qui lui a apporté tant de réconfort, c’est auprès des trois fillettes polonaises qu’elle en retrouve et particulièrement, auprès de la benjamine, Cécile. Ernest le confie lui-même : « L’amour avec lequel elle embrassa ses fonctions, l’affection qu’elle conçut pour ses trois élèves, le bonheur de voir ses efforts fructifier, en particulier dans celle qui, par son âge, fut appelée à recevoir le plus longtemps ses leçons : Mme la princesse Cécile Lubomirska, la rare estime qu’elle obtint de toute noble famille, qui après son retour en France, ne cessa point de recourir à ses lumières et à ses conseils. »|LS|24|RS|

 

            Par ailleurs, la loi Jules Ferry a mis en place l’instruction obligatoire à partir de l’âge de six ans. Aussi, un enfant ne peut bénéficier des services d’un précepteur que durant une quinzaine d’années, jusqu’à son entrée dans l’âge adulte. Les préceptrices doivent envisager l’après, alors qu’elles sont encore en activité. Henriette Renan l’a bien compris et économise pour son retour en France. 

            De retour d’exil, Henriette se retrouve perdue dans son pays qu’elle ne reconnaît plus, transformé par la Révolution de 1848.  Son seul repère, Ernest, toujours Ernest, comme Henriette le confie elle-même, dans une lettre qu’elle lui adresse, le 1er juillet 1848 : 

 

O mon Ernest, à quelle existence suis-je donc désormais condamnée ! … Toujours trembler pour toi, ne plus connaître une ombre de sécurité ! … La nouvelle des événements effroyables du 23, 24 et 25 juin arrive jusqu’à moi : essaierai-je de te dire dans quel état elle me laisse ? Existes-tu, mon pauvre ami, et faudra t-il que je sois encore plusieurs jours dans cet état d’atroces angoisses ?|LS|25|RS|

 

Aussi le frère et la sœur vivent à Paris plusieurs années dans une parenthèse enchantée, durant laquelle Henriette poursuit ses activités au sein de la revue éducative Le journal des petites personnes, dirigé par son amie Sophie Ulliac de Trémadeure et assiste Ernest dans les recherches en vue de prochains travaux.  Laudyce Rétat, lors d’une conférence prononcée le 22 mai 1986 au Collège de France, constate que durant ce temps suspendu « Entre 1850 et 1856, Henriette soeur bien aimée, Mater et Magistra, atteint à la paix des élus selon saint Augustin “ qui désirent ce qu’ils ont “»|LS|26|RS|.

 

Mais cette bulle est vite brisée lorsque Ernest épouse Cornélie Scheffer en 1856. Henriette se sent à nouveau exclue, isolée, fragilisée. Dans une lettre datée du 16 février 1857, découverte par Jean Balcou, Henriette s’ouvre à sa mère : « Personne ne peut ressentir ce que j’éprouve dans cette maison qui a été la mienne et qui est aujourd’hui celle d’une autre, au milieu d’objets qui tous m’ont coûté un sacrifice et sur lesquels on m’a fait entendre assez crûment que je n’ai plus aucun droit. »|LS|27|RS|

 

Il faut à Henriette une nouvelle orientation de carrière, un sursaut de vie. Grâce à Ernest, sa carrière d’éducatrice va bientôt prendre une autre dimension. En effet, Napoléon III propose à Ernest Renan l’organisation d’une mission archéologique « La mission Phénicie » en Syrie et au Liban. Ernest souhaite profiter de cette expédition pour concevoir un essai sur les origines du christianisme qu’il envisage de nommer Vie de Jésus. Ernest voit en Henriette l’assistante idéale dans la réalisation de ces nouveaux travaux et la convie tout naturellement à le suivre durant ce long périple. Il débarque donc à Amschitt (Mont Liban) le 26 novembre 1860, accompagné de sa sœur et de son épouse.

Néanmoins cette fois-ci Henriette Renan ne ressent aucun sentiment d’abandon. L’ancienne éducatrice rebondit. Elle s’intéresse à la vie locale et rencontre la population. Elle incite même son frère et sa belle-sœur à faire de même. Sur les conseils d’Henriette, Ernest et Cornélie participent à de nombreuses festivités (fêtes, soirées, messes…). Par le biais de ses compétences, Henriette transforme cette mission archéologique en une véritable expérience humaine, qui la bouleverse à tout jamais. C’est au Proche-Orient, selon Ernest, que « Dieu lui montra enfin, avant de quitter cette terre, quelques jours de bonheur pur. »|LS|28|RS|

            Mais Henriette, qui paraît avoir enfin trouvé sa place, voit son existence foudroyée, foudroyée par le paludisme, alors présent au Liban.  Au moment où sa vie s’achève, elle transmet ses derniers conseils à son frère, qui lui-même, est aussi atteint par cette terrible maladie mais survit. Ernest apprend à son réveil, bouleversé, après un épisode de fièvre délirante, le décès de celle qui fut sa seconde mère, sa secrétaire et sa confidente. Dans ce temps d’entre-deux où ils sont tous deux perdus, ensemble, entre la vie et la mort, Ernest perce les secrets du Ciel. D’ailleurs n’était-il pas venu, pour cette raison véritable, dans ces contrées lointaines Bibliques, développer son intérêt pour l’herméneutique et l’exégèse des textes sacrés ? 

 

Henriette, que Tobie Zakhia compare à « Christophe Le passeur de la légende », |LS|29|RS|  se fait dès lors passeuse de vie, médiatrice éternelle, ce qui incite, par la suite, son frère à la sanctifier, dans la sorte d’hagiographie qu’il lui consacre, Ma sœur Henriette, en 1862.  Au moment où elle vit sa dernière heure, la vertueuse Henriette permet à Ernest de s’accomplir une seconde fois, de renaître. Il apparaît dès lors évident que sur ces terres sacrées, Henriette Renan, dans un sacrifice ultime, a accompli son destin : sa mission, l’éducation de son frère, est définitivement achevée.  

 

           Ma sœur avait dix-sept ans. Sa foi était toujours vive, et plus d’une fois la pensée d’embrasser la vie religieuse avait fortement préoccupé son esprit. |LS|...|RS| Sans moi, elle eût sans contredit adopté un état qui, vu son instruction, ses dispositions pieuses, son manque de fortune et les coutumes du pays, semblait pour elle tout à fait indiqué. C’était surtout vers le couvent de Sainte-Anne, à Lannion, joignant le soin des malades à l’éducation des demoiselles, que se tournaient ses désirs. Hélas ! |LS|...|RS| Mais elle était trop bonne fille et trop tendre sœur pour préférer son repos à ses devoirs, même quand des préjugés religieux qu’elle partageait encore devaient la rassurer. Dès lors, elle s’envisageait comme chargée de mon avenir.|LS|30|RS|

 

                                                                                                                     Camille Raguenes 

UBO-CECJI


 


|LS|1|RS| Épitaphe que Ernest a composée pour sa sœur et qui ne fut jamais gravée sur sa tombe.

|LS|2|RS| Jean BALCOU, Ernest Renan : une biographie, Paris, Honoré Champion, 2017, p. 34.

|LS|3|RS| Ibid., p. 32.

|LS|4|RS|  Charles LE GOFFIC, L’âme bretonne, série 1 « Une déracinée », in Wikisource.org.

URL : https://fr.wikisource.org/wiki/ (Consulté le 12 mai 2023)

|LS|5|RS| Ibid., in Wikisource.

|LS|6|RS|  Ernest RENAN, Correspondance générale, Tome II, Paris, Honoré Champion, 2008, p.132.

|LS|7|RS|  Jean BALCOU, Ernest Renan : une biographie, op. cit., p. 43.

|LS|8|RS|  Victor GIRAUD, « Henriette Renan » in Sœurs de grands hommes.

URL :  https://www.jstor.org/stable/44844618 (consulté le 12 mai 2023)

|LS|9|RS| Ibid., p. 72.

|LS|10|RS| Charles LE GOFFIC, L’Âme bretonne, série 1 « Une déracinée », op. cit., in Wikisource.

|LS|11|RS| Maurice GASNIER, Correspondance de madame Vve Renan, thèse de doctorat dirigée par Louis Le Guillou, Université de Bretagne Occidentale, 1982, p.75.

|LS|12|RS| Charles LE GOFFIC, L’Âme bretonne, série 1 « Une déracinée », op. cit., in Wikisource.

|LS|13|RS| Ernest RENAN, Ma sœur Henriette, précédé de Les enfants Renan, préface de Mona Thomas, suivi de Lettres d’Henriette Renan à son frère, 1838-1850, Brest, Coop Breizh., 2001, p. 46.

|LS|14|RS| Corrie SIOHAN, « Henriette Renan en Pologne » in Etudes Renaniennes, Année 1980, volume 45, pp. 14-17.

|LS|15|RS| Nicolas BOURGUINAT, « Préceptrices anglaises et françaises en Russie dans la première moitié du XIXe siècle », in Voyageuses dans l’Europe des confins (XVIII-XXe), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2014, p.57.

|LS|16|RS| Ernest RENAN, Correspondance générale, tome I, Paris, Honoré Champion, 1995, p.284.

|LS|17|RS| Ernest RENAN, Œuvres complètes, Paris, Calmann-Levy, 1947-1961, p.808.

|LS|18|RS| Ibid., p. 574.

|LS|19|RS| Ernest RENAN, Correspondance générale, tome III, Paris, Honoré Champion, 2008, p.101.

|LS|20|RS| Ernest RENAN, Correspondance générale, tome II, Paris, Honoré Champion, 1996, p. 196.

|LS|21|RS| Charles LE GOFFIC, « Une déracinéeHenriette Renan », op.cit., in Wikisource.

|LS|22|RS| Maurice GASNIER, Correspondance de madame Vve Renan, op.cit., p.115.

|LS|23|RS| Ernest RENAN, Ma sœur Henriette, précédé de Les enfants Renan, préface de Mona Thomas, suivi de Lettres d’Henriette Renan à son frère, op. cit., p.42.

|LS|24|RS| Ernest RENAN, ibid., p. 54.

|LS|25|RS|  Ernest RENAN, Correspondance générale, tome II, op. cit., p. 568.

|LS|26|RS| Laudyce RÉTAT, « Henriette Renan » in Études renaniennes, N°66, 4e trimestre 1986, pp. 3-19. 

URL : www.persee.fr/doc/renan_0046-2659_1986_num_66_1_1336.

( Consulté le 12 mai 2023).

|LS|27|RS|  Maurice GASNIER, Correspondance de madame Vve Renan, op. cit., p. 207.

|LS|28|RS| Ernest RENAN, Vie de Jésus, Histoire des origines du Christianisme, livre premier, Paris, Arlea, 2005 |LS|1863|RS|, p. 4.

|LS|29|RS| Tobie ZAKHIA,  Henriette, la sœur accompagnatrice : Le Mémorial d’Amschit in Renan en Orient, Presses universitaires de Rennes, 2022. URL :  http://books.openedition.org/pur/160072.

(consulté le 12 mai 2023)

|LS|30|RS| Ernest RENAN, Ma sœur Henriette, précédé de Les enfants Renan, préface de Mona Thomas, suivi de Lettres d’Henriette Renan à son frère, op. cit., pp. 46-47.